« Le succès moi non plus »

Dans une période de l’année où nous nous gargarisons via mails, courriers ou expressions vocales à défaut d’être originales, de vœux de bonheur, amour et succès marmonnés sans trop regarder, je recommande un autre message pour 2013. Celui que délivre « Sugar Man », un film de Malik Bendjelloul sorti en décembre dernier, un conte de Noël aussi bouleversant qu’intrigant. Qu’on en juge : le protagoniste ou anti-héros s’appelle Sixto Rodriguez. Il signe à 27 ans en 1969 deux albums pour un label américain après avoir été repéré par des ténors du milieu qui lui prédisent le succès à l’écoute de ses titres égrenés dans les bars de Détroit. Un univers, une voix, un nomadisme mystique, fusion de ses ascendances latino- indiennes. Le bide. Ses albums ne se vendent pas. Trois ans plus tard, il disparaît, soit disant suicidé sur scène devant son public. On le croit mort… sauf à l’autre bout de la planète, en Afrique du Sud ! En plein Apartheid, un de ses titres s’est infiltré via une touriste américaine dotée d’un magnétophone (frustre ancêtre d’une des fonctions de l’iphone- NDLR pour jeunes générations). Succès effarant, le titre se multiplie, ouvre la porte à ses single de frères, son œuvre devient le tube de plusieurs générations et plus avant, l’emblème des mouvements de révolte des jeunes Afrikaners décidés à faire évoluer un régime politique fondé sur la répression et le racisme. En quelques années, Sixto Rodriguez, dont personne ne connaît autre chose que sa  photo de couverture en jean, tee shirt et lunettes noires, devient la star absolue du pays, vendant plus de 500 000 disques et gagnant des disques d’or… qu’il ne viendra pas chercher pour la bonne raison qu’il n’est juste pas au courant !

La star de l’autre bout du monde reste un ouvrier, un hard worker américain qui empile trois boulots pour faire survivre sa petite famille dans la froidure de Détroit. Un laborieux qui ne connaît pas son succès, ou plutôt- et le secret de ce film tient à cette zone d’ombre impressionnante- un anonyme qui ne VEUT PAS de ce succès. Car à deux reprises, cet artiste, consciencieusement dépouillé par son label qui ne l’informera pas de sa prospérité malgré la vente des droits de sa musique- business as usual- refusera de changer sa vie. Lorsqu’en 1998 il est retrouvé par des musiciens sud-africains passionnés de son œuvre et qu’il joue six concerts à guichet fermé devant près d’un million de spectateurs survoltés par la résurrection d’un artiste qu’ils pensaient mort, il s’exécute avec un talent miraculeux pour qui n’a pas chanté depuis des décennies….puis retourne à sa vie d’avant. Back sur son chantier de Détroit, la neige en baskets à 6 heures du matin et les copains travailleurs un peu surpris de le retrouver, car ils ont vu le spectacle sur Youtube. « On aurait dit Woodstock !! » s’en étrangle un d’entre eux, au-delà de l’estomaqué. Re-belote, vingt ans auparavant, c’est l’Australie qui le détecte, l’adore pour quelques concerts. Avion, carrosse en limo, Sixto monte sur scène, livre une prestation enchanteresse….et repart, citrouille again.

Rien d’autre. Comme si les paroles irrévérencieuses, foncièrement rebelles de son œuvre, prenaient chair dans son destin. La congruence, la fidélité à soi-même, l’intégrité – ce que la culture anglo-saxonne célèbre d’un « walk your talk » ou la mise en pratique dans sa vie de ses convictions. L’auteur du titre « The Establishment Blues», d’une éternelle actualité, a inscrit cette parole dans sa vie, à l’inverse des Rolling Stones de la même génération qui ont traduit leur « Can’t get no satisfaction » de façon différente: luxe, paillettes et béatitude financière entretenue jusqu’au bout, jusque dans l’animation récente de soirées privées pour banquiers d’affaires.

Sixto Rodriguez bouleverse, parce qu’il reste un homme simple, une âme paisible dans un destin d’ouvrier de Détroit, un génie doté d’une famille et de parpaings à soulever sur le chantier, un artiste qui dort sur le canapé de la suite du palace qui l’accueille pour sa tournée triomphale en Afrique du Sud parce qu’il ne veut pas déranger. Ou qui ne conçoit pas de plaisir spécifique à s’étaler dans un king size bed. Un sage aussi qui sourit devant cette bona fortuna de dernière heure, mais qui ne s’excite pas dans l’hybris ou les propos hystériquement modestes. Il a été traversé par le génie de l’inspiration comme un siècle plus tôt le jeune Rimbaud, un autre nomade, l’a été avant lui. Trois ans de grâce dans les deux cas. Trois ans de prêche, comme Jésus avant d’être crucifié. Acceptation. Sixto a lâché quand le courant de la vie l’a porté ailleurs.

La lose! s’effareront les piquousés au trio gloire, triomphe, réussite.  Pas de pugnacité ou d’esprit de la « gagne » ? Eh oui. Quand on lui demande de commenter son premier album « Cold fact », une merveille de texte, voix, orchestration, il conclut « J’ai fait de mon mieux », sans exaltation ni  foi particulière en son talent. Il n’y croyait pas, et de toute façon on n’en voulait pas, de ce latino venu trop tôt dans une Amérique blanche. Il s’est contenté de chanter tant qu’on lui a permis de le faire. Ensuite il n’a pas forcé son destin, juste conservé ses idéaux de chaman musical, les appliquant à sa quête personnelle- maîtrise de philosophie à 40 ans pour cet ouvrier des chantiers, soutien aux associations pour les démunis, tentatives d’obtention d’un mandat politique- sans résultat bien sûr. Le succès moi non plus, serait-ce la sanction de tout projet qui n’intégrerait ni opportunisme, ni compromission ?

Qu’est-ce qui nous ouvre le cœur et fait monter les larmes aux yeux dans ce film ? La modestie touchante d’un être christique sans le savoir ni le vouloir, une grande âme inconsciente de sa rareté, l’humilité d’un destin ultimement accueilli ? Un autre Jésus Christ Super Star? Avatar de l’Amour, ça c’est sûr.

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