« Mercredi, jour des adultes »

Un mercredi. Cela ne pouvait se passer un autre jour pour que remontent avec une telle acuité les émotions puissantes, vraies, de l’enfance. Rappelez-vous. L’ennui d’une journée de classe sans grâce, la souffrance d’une injustice contre laquelle vous n’avez pas d’armes, le chagrin devant la détresse d’un clochard assis dans le caniveau, l’effroi d’une consultation d’un dictionnaire médical dans la bibliothèque familiale, litanie de maladies et de symptômes sournoisement multiformes qui, à vos sept ans révolus, vous étrangle du constat que vous n’allez pas vous en sortir- intuition pas foncièrement fausse. Les émotions de l’enfance ne s’expliquent pas pour qui les éprouve, tant elles surviennent avec l’intensité d’une bourrasque. Et passent aussi vite. Il suffit d’un sourire du grand de la cour de récré qui vous snobe depuis la rentrée, d’une bonne note à laquelle on ne s’attend pas, d’un copain qui vous donne un de ses Prince au chocolat, pour vous rétablir dans votre royauté d’enfant.

Cette royauté cèdera-t-elle la place à la misère de l’adulte, cette grande personne chargée de responsabilités et de contraintes, limitée par ses peurs, figée dans la construction périlleuse de sa vie professionnelle, cette persona qui constitue son assurance-vie ? Les Grecs nommaient de cette façon le masque que revêtaient les acteurs de l’Antiquité, ce qui leur évitait de blasphémer en jouant à visage nu d’autres identités que la leur. Jung a érigé en principe de vie en société cette personnalité extérieure, accessoire utile pour habiter son rôle professionnel en le distanciant de l’intime, ainsi protégé. Oui, mais pour qui œuvre dans ce qu’on appelle les « grandes organisations »- entreprises, associations ou autres groupements d’intérêts humain, trop souvent le masque pèse, occultant le sens de l’action derrière les pièges de la politique d’entreprise, les glissements entre compromis et concessions qui, nous entraînent peu à peu vers le cimetière personnel où, au sens propre, elles se terrent, nos concessions.
Bref, les professionnels de l’entreprise, salariés comme fournisseurs, connaissent l’inconfort de cet épaississement du masque sur le visage, cet alourdissement du maquillage social qui donne si souvent l’envie d’un ressourcement régressif à l’enfance, à la nature, aux animaux. La vie. Pour de vrai.

Ou bien, miracle, ces ressourcements déchirent le rideau de notre théâtre quotidien pour nous toucher là où nous sommes. Comme pour moi, ce fameux mercredi, dans une rame de métro, au sortir d’un rendez-vous qui a concentré  les ambigüités de la posture de coach, celui qui orchestre la symphonie des besoins de l’entreprise et de ceux des salariés qu’il accompagne.  Enjeux politiques pour jeux de pouvoir, faisceau d’intérêts divergents, histoires d’ego en mal de reconnaissance …. Le masque a fait ce qu’il a pu. Et pèse encore sur mon visage qui s’appuie contre la barre de métal du métro qui m’éloigne du théâtre d’intervention.

Crissement des roues, ouverture de la porte. Une canne blanche tâtonne. Les assis regardent, circonspects. L’aveugle, un jeune homme,  chancelle dans la travée entre les sièges. Je tends une main vague, par ailleurs inopérante car il ne la voit pas. Il plaque son dos contre la porte, montrant qu’il n’a besoin de personne.

-Je descends dans trois stations, marmonne-t-il.

– Venez, vous serez bien! réplique d’une voix forte, mon voisin, un moustachu râblé d’une soixantaine d’années, tassé dans sa vareuse. Il tapote de sa grosse main le siège à côté de lui.

L’autre tressaille, contourne deux passagers qui replient prestement leurs jambes, la mine coupable. Il s’assied, blotti dans l’espace qu’on lui offre. Les deux hommes se parlent, penchés l’un vers l’autre, puis se taisent. Le moustachu regarde devant lui, puis il fronce les sourcils et se tourne vers son voisin, petite vérification.

Là, je capte son regard. Attentif, humble. C’est normal d’aider celui qui ne voit pas, disent ses yeux plissés sous les rides, c’est juste de guider celui qui s’oriente mal, c’est bon de garder une place pour celui qui a besoin d’être accueilli. Coach, mot anglais qui vient du français coche, celui qui conduit l’attelage.

Coach, bien sûr, cet homme l’est, au coeur! Troisième station. L’aveugle se lève et passe devant moi qui tends à nouveau la main pour le guider vers la sortie. Peine perdue. Il me dépasse et s’oriente d’une canne experte dans les couloirs. Coaché, le voici qui me coache à mon tour. Je suis, guidée par ce jeune aveugle à canne blanche. Alléluia! La vérité m’a rattrapée via le geste d’un inconnu aux allures de paysan parisien. Retour aux fondamentaux de mon métier. La bienveillance, l’attention, la parole et le geste justes, même dans le métro. De nos métiers, d’autres parfois en disent la vérité sans besoin du masque social pour cela. L’enfant en nous le sent, l’adulte s’en inspire pour finir la semaine.  Merci, mercredi !

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