« Savoir partir »

« Il faut savoir quitter la table lorsque l’amour est desservi » a jadis chanté Aznavour. Ritournelle déprimante, implacable, dans les deux sens du verbe « desservi » : amour absent, le sens disparaît ; amour maltraité, on se fait du mal à soi-même. Desservir notre amour pour une personne, un travail, un lieu, en ne lâchant pas quand il faut reste dangereux. Si tant est qu’on sache quand et comment partir.

Le Quand s’impose lorsque le réveil ne conduit qu’à la mécanique d’un rituel en pilotage automatique : se lever, se laver, s’habiller, s’alimenter, décamper sans un regard pour le lieu qui vous a abrité pendant la nuit. Quand l’arrivée sur le lieu de travail n’apporte ni élan ni curiosité, mais envie de repartir et de tout lâcher. Quand les retrouvailles avec le partenaire n’amènent ni émotion ni ressenti, mais désir de fuite et délit d’abandon J Qu’on coche une ou deux ou trois cases, dans tous les cas on survit en état d’anesthésie, sans échange, sans flux ni reflux d’énergie.
Dans cette torpeur d’absence, il suffit d’un moment charnière, le fameux tipping point cher à Malcom Gladwell, pour que tout s’emballe. Je me souviens d’avoir pris la décision de quitter la chasse de tête, métier alimentaire qui ne me convenait pas, le jour où en réponse à la proposition téléphonique d’un candidat non intéressé par le poste proposé mais désireux de me rencontrer, ou plutôt, de rencontrer le gros cabinet que je représentai, j’ai lâché « Me rencontrer ? Pourquoi, je n’ai aucun intérêt », ce à quoi mon interlocuteur a répondu « En ce cas, au revoir Madame » en me raccrochant au nez. A ce degré extrême du non-respect de moi-même, je n’avais plus le choix. Out. Mais pas n’importe comment.

Le Comment reste clef et les rituels qui l’accompagnent nous appartiennent. Certains passeront une soirée à veiller une bougie en remerciant le lieu avec qui ils ont partagé le temps d’un bail de location, d’autres organiseront une soirée spéciale avec les amis d’une aventure professionnelle. Spéciale, la soirée, pas le pot usé d’une fin de parcours attendue. Soyez créatifs ! Les occasions de rythmer son histoire de vie ne sont pas infinies. On paye toujours un mauvais départ. Le  lieu, la relation ou le travail abandonnés vous poursuivent, comme un remords ou une tristesse. Déserteur ou lâcheur, on a déguerpi. Victime non consciente, on vous a évacué.
Je n’ai pu dire adieu à ma maison d’enfance, liquidée lors du divorce de mes parents alors que j’étais étudiante à Paris. Pas de dernier regard, papiers et livre jetés, meubles vendus, sentiment d’une tranche de vie arrachée. Je l’ai recollée dix ans plus tard à la faveur d’un acte psycho-magique à la Alejandro Jodorowski, pratique que je vous encourage à adopter pour honorer vos propres césures personnelles. Fermez les yeux, centrez-vous sur l’expérience à laquelle votre départ va mettre fin, écoutez les mots qui viendront, les images intérieures qui vous dicteront le rituel approprié, le ressenti d’apaisement qui vous en confirmera la justesse. Vous aurez clôt un chapitre de votre vie.

Cette métaphore littéraire s’est imposée à moi lorsque j’ai pris la décision, via l’écriture d’un roman, Cap Horn Elle, qui sort aujourd’hui, de dire adieu à une maison qui a beaucoup compté pour moi. Je l’ai aimée. Elle m’a aidée. Le lien n’était pas vraiment rompu. J’ai écrit le livre. Et grâce à lui, je suis enfin partie.

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