« La carrière du fantôme »

Je viens de refermer le dernier ouvrage d’Alexandre Jardin « Des gens très bien ». Au-delà de la polémique mediatico-commerciale et de l’hystérie toujours sous-jacente, en particulier dans les dernières pages, le livre m’a frappée par son interrogation plus fondamentale sur les ressorts qui fondent nos vies, professionnellles en particulier. L’enjeu ici n’est pas, historique ou simplement logique, de valider la responsabilité de Jean Jardin, son grand-père, dans la rafle du Vel d »Hiv le 16 juillet 1942. L’enjeu, c’est qu’indépendamment des arguments avancés par les détracteurs du roman ou le reste de sa famille évidemment en émoi, l’auteur du livre le ressente ainsi. Et qu’il réagisse avec ce livre…ou plutôt qu’il ait passé presque quarante ans de sa vie à réagir.

Etape 1: déni et embellissement de la réalité. On enjolive, on fabule, on raconte une vie légère de « drôle » amoureux, Fanfan ou le Zèbre qui fait fantasmer les jeunes femmes, merveilleusement servies par cet amoureux courtois-ET FIDELE- qui n’a de cesse que de servir leur jouissance, sens, âme et coeur mêlés. Du gros package.

Etape 2: comme dégrisé par tant d’années de fariboles fantasmatiques, écrasé par le poids du transgénéalogique qui frappe régulièrement à la troisième génération ( le syndrome des petits-enfants), le clown pose le masque et peu à peu dévoile. Purge. Et le mot vaut, soixante ans plus tard. La réalité hideuse ou tristement médiocre qui ronge le carton-pâte des fêtes galantes et des légendes paternelles, l’enclume des fidèles amitiés politiques qui traversent les époques… et favorisent les carrières. Certes, nul doute que ces relations et réseaux estampillés Vichy n’aient aidé à la carrière de l’Alexandre contrit. Mais tout se passe comme si leur simple présence, ou leur simple passé en l’occurrence, car Alexandre Jardin écrivain à succès n’a plus besoin d’eux , était devenu insupportable à l’auteur. Ou plutô à celui qui se revendique enfin auteur après x best-sellers à succès qui ne proclament que cela d’ailleurs, qu’il a du succès et qu’on l’aime.

Ce coming out sur 25 années d’écriture et de mensonge courageusement avoué, m’a fait réfléchir au phénomène de compensation dans nos vies, sur la prégnance des influences transgénéalogiques dans nos choix de carrière. Filiation, réparation, remontez à deux, trois, quatre générations ou plus si vous le pouvez de votre arbre généalogique, et vous comprendrez pourquoi vous faites le métier que vous faites.

Un exemple: universitaire de formation (littérature comparée franco-russe), je me retrouve après moult circonvolutions, à exercer le métier de coach et de psychanalyste/psychothérapeute. Tous mes clients savent que je ne suis pas médecin. Plusieurs d’entre eux lorsqu’ils me serrent la main à l’issue de leur séance tiennent à me donner du « Au revoir Docteur Lautrédou ». Et moi de répondre : « Je ne suis pas médecin ». Et eux de rétorquer : « Je sais, au revoir Docteur ».

Au-delà des aspects sketch de l’affaire, j’ai bien sûr établi un lien entre les professions de mes parents, respectivement médecin et dentiste, portant le même nom, exerçant en cabinet  médical tous deux et dont les fins de séances se soldaient par un « Au revoir Docteur Lautrédou ». Clin d’oeil au modèle de profession libérale qui a imprégné mon enfance?

Supportables,voire saines quand elles nous inscrivent dans un rapport au travail ou au sens qui nous convient, les filiations s’avèrent dangereuses quand elles nous conduisent aux antipodes de nous-mêmes. Témoin l’Alexandre Jardin torturé qui, vingt cinq ans durant nous serine l’amour enchanté entre deux cauchemars sur La Shoah. Ce type de distorsion ou de grand écart se paie par une insatisfaction constante, un sentiment d’inaccompli qui donne à certains « successful people » cette mine déconfite, un peu comme s’ils avaient volé la carrière de quelqu’un d’autre. Exact. C’est la carrière du fantôme qu’ils mènent. Et pour masquer et surtout se masquer l’illusion, on a besoin de toujours plus: d’argent, de pouvoir de notoriété, de relations, de « plaisir ». Avec, au bout,  la décomposition identitaire qui constitue pour moi tout l’intérêt du parcours d’Alexandre Jardin. Qu’écrire après cet aveu? Car une fois oubliée la carrière du fantôme, quelle est la nôtre?

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