« Full des foules »

Et voilà. Mercredi, jour des enfants, la semaine  d’après la rentrée. S’est-elle bien passée, pour petits et grands? Dans l’ensemble, oui, mais pas chez tous. Un goût parfois demeure, indéfinissable et pour autant prégnant, mélange de gris et grumeleux, comme une bouchée amère qui ne passerait pas. Une rentrée qui ramène à une forme de solitude, ou de non-communicable, des émotions qui rappellent l’enfance, une lassitude qui en résume la scolarité, une perspective construite- la rentrée orchestrée dans le Chronos et les achats obligés- sans forcément de lien avec la Vie.
« Pour moi, le début du tunnel » lâchent certains. « Le retour des problèmes » résument d’autres. « Je m’inscris à…la boxe, l’aikido, le stand up paddle », s’excitent les friands de recommencement. Ou encore, « Attendons de voir, avec la crise » soupirent, majoritaires, les fatalistes de l’apocalypse. Chacun sa méthode, chacun  son moteur.
Face à l’effervescence de ces stratégies, conscientes et inconscientes, je retrouve quant à moi mon syndrome du retour à Paris: l’asphyxie. Insidieuse, obstinée, l’apnée guette, qui me rattrape entre deux RDV, dans la rue, dans le métro, tous lieux concentrés de foules en ébullition .
« Il manque un truc….Ah oui! Respirer. » et j’avale la bouffée d’air dont mes poumons affolés hurlaient le retour depuis quelques secondes. Déconnexion. Le cerveau reptilien, responsable de la survie, s’éteint. Ne veut plus absorber. Quoi? L’air pollué, celui que rejette la ville, ou le souffle des frères humains tassés dans les transports en commun, remugle d’émotions, peurs et convoitises en tous genres? Trop de brassage, on se protège.

Cette réflexion sur le trop plein humain m’a rattrapée le week-end dernier en session cinématographique à Deauville. Réseau balnéaire si proche de la capitale, doublement assailli par le Festival du Film américain- ma destination, et par son public habituel, essentiellement parisien. Un soleil aveuglant, façon projecteur de cinéma qui darde et brûle les corps massés  sur la plage sursaturée d’un public désespérément acharné à « en profiter »- la formule du post-vacancier confronté à la fin de l’été. Pitié, encore un dimanche à la plage! Le décor était pourtant en place: serviettes dans le sable et maillots de bain garnis dessus, enfants sautillant dans les vagues, parents les filmant de leur téléphone, jet-skis et vedettes croisant au large, mouettes piaillant dans les airs, au-dessus de ?
Rien. J’ai traversé la meute qui recouvrait la grève, la foule qui gesticulait entre les vagues et le sable, les glapissements des iphones expirant sous le soleil, les grappes humaines partout affalées. Que ressentais-je? Rien. Où étais-je? Nulle part. Pas la place de vibrer. Il faisait sec, les peaux craquaient, paradoxe de la sécheresse au bord des flots. Pollution d’humains qui dévoraient la magie de l’endroit, sans réserve. M’est revenue la scène du meurtre dans l’Etranger de Camus, cette confusion de lumière aveuglante, d’absence à soi-même, d’absence aux autres. Une plage algérienne déserte là-bas,  un boulevard sablonneux sursaturé ici. Issue heureusement différente, mais déconnexion dans les deux cas.

Rassemblées et harmonisées, les foules peuvent transporter, créer voire. Sauvages et lâchées en promiscuité, au-delà d’une taille critique, elles violent l’espace, ravissent les lieux, en happent l’esprit, en foulent au pied les harmonies subtiles pour les réduire en terre battue de tracas et autre chaos. Pas sentimentales, non, comme le chantait Souchon jadis, mais lourdes et agitées, perturbées par le media-bashing  et autres perfidies de la rentrée politique.
Omniprésentes, ces foules infiltrent aussi les quatre murs de l’intimité des mots entre mes clients et moi. Car ils ne viennent jamais seuls, en individu, ces clients, mais en groupe, accompagnés par la famille, l’entreprise, le voisinage, le pays et ses échos médiatiques. Qui parle? L’être humain assis en face de moi ou la foule introjectée qui s’agite entre ses mots, l’emplissant de ses peurs et rumeurs? Nécessité de la purge pour le praticien psy confronté au drame du dentiste détartrant tel Sisyphe la dentition qu’inéluctablement recouvreront de nouveaux dépôts. Nettoyer sans fin les tuyaux d’une psyché promise à ré-encrassage ou…..
S’arrêter. Expirer. Retrouver sa proxémie- soit la distance juste entre soi et l’autre, soi et les autres. Regagner son espace.
Le silence, alternative puissante au full des foules. La solitude, choisie et ressentie.

« Ce n’est pas de la misanthropie, mais du discernement », résume un de mes amis, adepte des promenades décalées, nuit et petit matin dans les espaces régénérés- même à Paris ou Deauville! quand l’esprit des lieux peut respirer à son aise.  Bonjour le vide. On quitte la foule, on se retire. En soi, pour commencer. Temps de recentrage, d’écoute intérieure, de ressenti. Ce calme peut s’éprouver partout, dans une chambre, un coin de quelque part où s’entendent alors les perceptions, les intuitions, les besoins et voix intérieures de toutes sortes, esprit saint ou anges pour les uns, inspiration pour les autres.
Ce calme prend ses aises, tranquillement. Il s’installe chez nous pour mieux nous accompagner quand on ressort à l’extérieur. Il résiste aux intrusions, ne connaît pas la pression. Ancré en nous, il nous confirme dans notre vérité d’être humain, confronté à la réalité de notre destin, unique et spécifique. Un être humain, apte à se poser les justes questions. Quels projets, quels axes, quels choix cette année pour les petits scolaires que nous sommes restés? La rentrée nous le dira. La vraie, celle que nous ferons en nous-même.

« Les mots pour le fuir ! »

« Quand j’évoque l’élection de François Hollande autour de moi-clients, amis- j’entends parler de valeurs: échange, égalité des chances, partage, solidarité, simplicité, besoin d’évolution et de changement. Ça tombe bien, c’était écrit dans le programme. Un egregore puissant de pensées et aspirations qui a nécessairement promu son incarnation concrète: notre Président actuel. La civilisation avant le reptilien, l’humanité avant le rationnel, le coeur avant le mental aux froids calculs. Là où cela me gêne, c’est quand ce rationnel expulsé à grand bruit, revient par la fenêtre pour mieux biaiser, voire manipuler lesdites valeurs. Cela évoque la propagande, telle que la pratiquait en son temps la défunte URSS avec ses ministères ou commissariats d’état aux titres hypocritement ronflants, à valeur compensatoire, à l’intar de ce qui pourrait s’entendre chez nous derrière les intitulés vertueux du minstère du Redressement Productif, de la Réussite Educative ou encore de la Culture Populaire (mon sang de Bretonne ne fait qu’un tour. Vont-ils rétablir le biniou sur la place publique? Gast!). Plus sérieusement, le négatif en creux derrière ces déclarations d’intention doit siffler aux oreilles des agents d’état et autres opérationnels de terrain qui antérieurement ont de facto oeuvré pour l’Enfoncement Improductif, l’Echec Educatif ou encore la Non-culture Elitiste. Effet d’annonce ou logorrhée compensatoire?

« Très honnêtement » dira l’escroc, « En vérité » poursuivra le menteur, tout comme la ménagère compulsive trahira par sa maniaquerie asticatoire les ombres indignes qui traînent dans les recoins non balayés de sa psyché.
Ces slogans, qu’on aurait sans doute retrouvés dans un gouvernement de droite, déjà partisan d’un fantasmatique « vrai travail » en fin de campagne, ces slogans, donc,  à fonction conjuratoire ou imprécatoire ne sont pas dangereux en soi s’ils impliquent une intégration dans les faits, et – les ministères servent à cela- une mise en action via lois et mesures appropriées. Certes, la présentation compte et la mère de famille harassée qui à l’issue d’une journée de travail réalise à la va-vite avec les restes du frigo un gâteau d’anniversaire honteusement zappé ( cela arrive, surtout en famille recomposée), sait qu’elle aura intérêt à le servir avec des effets inversement proportionnels à la qualité de la préparation. A goût égal, il sera perçu de façon ordinaire d’un côté, extraordinaire de l’autre si elle y met les artifices de présentation nécessaires. Le seul hic, c’est que le gâteau ici est déjà fait, à la différence de l’action politique à poser par les ministères cités supra. L’habillage verbal ne vient qu’ en glaçage.

N’empêche. Ces affêteries de langage aux vertus anticipées me mettent mal à l’aise, au point d’évoquer mon recours suprême en cas de défaillance, mon icône et référence historique, un taiseux pas vraiment politique du nom de Jean Gabin. L’espace d’un instant, j’imagine sa tête en entendant parler de ministère du Redressement Productif. La pupille iceberg qui ne cille pas, peut-être un frémissement à la commissure des lèvres, respiration plus lourde, tressaillement d’épaules et lassitude globale sur fond de misanthropie généreusement assumée. Gabin face aux belles paroles, soit l’impact du gant de crin sur de la pommade.
Sans oublier les effets du temps qui passe et défraîchit les mots. On imagine un surfeur de vingt ans qui se ferait tatouer un « J’te kiffe grave Pamela » au bas des reins et  le retrouverait sous ses poignées d’amour trente  ans plus tard. Ça le fait carrément moins. Car, hypothèse funeste non totalement exclue par nos pythies économiques, si la fameuse croissance attendue ne reprenait pas, transformant en bouillon cube sponsorisé par Maggi et non magie hélas, notre marigot économico- industriel, comment sonnera alors le fameux « redressement productif »? Ou encore, que diront nos « réussissants éducatifs » dûment bacca-lauréatisés si le chômage dure et le travail promis ne vient pas?
Parole, parole… en italien et sans même l’accent de Dalida, paix à son âme.
Vive le changement, la créativité, des idées nouvelles, des paradigmes différents, indispensables, on le sent bien, mais sans le bavardage. Plutôt façon « What else? » de Georges Clooney, avec le charme en plus. Car devant l’impérieuse nécessité de « se sortir les doigts » face à un réel enfin regardé et pas seulement conjuré, comment osera t-on appeler le ministère qui se chargera de ça? »

« Touche pas à mon steak ! »

Débats, plateaux télé, meetings spectaculaires ou distribution de tracts dans les marchés, altercations intra-bistrots ou sur la place publique, la campagne bat son plein. Plein de quoi exactement ? De ce qui élève l’âme et le cœur, donne de l’espoir et du chaud au ventre ? Pas trop, non, ces dernières semaines. On a beau chercher, ce qu’on trouve tient plutôt d’une grosse résurgence de relents du passé, une mosaïque  d’éclats plus ou moins ternes, des débris de l’histoire nationale qu’on préfèrerait oublier. D’où ce post pour mieux les fossoyer.
Chaque camp y est donc allé  du sien, avec plus ou moins de subtilité. Dans le style sournoisement perfide, on doit citer le titre de la biographie récente du candidat socialiste « La Force du Gentil » par Marie-Eve Malouines. Ou comment la redondance inflationniste du positif, version ++, appelle immédiatement par déduction logique son opposé version- – , soit «  La Faiblesse du Méchant ». Suivez mon regard….
Haro sur le méchant en creux, donc et, au second degré, valorisation des qualités du « Gentil ». Un étrange qualificatif, fait pour surprendre et au-delà éveiller des réminiscences. Car le Gentil est l’équivalent hébraïque du Goy, ou non-Juif dans la Bible. La force du Gentil alias le Goy face à…. un adversaire pas vraiment Goy de par son grand-père  maternel, Juif séfarade de Thessalonique. Vous n’y pensez pas ! Oh si, car grâce à  un  superlatif prétendument élogieux, nous retrouvons d’un clic de mémoire la fracture historique, religieuse, quasi-ethnique entre le méchant Juif et le gentil Goy-pléonasme.
Je vais trop loin ? Sans doute que je me méfie de la gentillesse quand elle exhibe ses vertueux biceps. Vite, en antidote, le très cash essai de Thomas d’Ansembourg « Cessez d’être gentil, soyez vrai ».

Retour de manivelle de l’autre bord , non moins subtil, puisqu’évoquant l’apocalytique perspective d’une administration qui serait bientôt gérée par la gauche revenue au pouvoir, Nicolas Sarkozy a brandi le spectre d’une « épuration » à redouter- terminologie effectivement utilisée pendant la Libération comme il l’a lui-même souligné, mais rendons grâce aux pionniers, terminologie surtout fameusement lancée par le Gouvernement de Vichy lors de la promulgation des lois du même. Histoire, tes doux souvenirs…
Repli  et fermeture, donc, sur tous les modes. Le candidat de l’UMP s’est fait violemment huer par les indépendantistes basques lors de sa visite à Bayonne- lesquels ont porté à la conscience linguistique nationale le « Kampora !», un suave cri de guerre local qui équivaudrait à « Dégage ! » avec, en délicat sous-titre « T’es pas d’ici, on ne veut rien savoir ».
Cet appel à l’ouverture et la tolérance, enfin, s’est ultimement épanoui dans ce qu’il convient d’appeler « l’affaire du bœuf contaminé » ou comment cette flambée identitaire m’a conduite à ré-ouvrir l’excellent « Mythologie » de Barthes ( 1957, vieux de plus d’un demi-siècle, comme quoi, ça va mieux  en reculant).

« Comme le vin le bifteck est en France aliment de base, nationalisé encore plus que socialisé.National, il suit la cote des valeurs patriotiques : il les renfloue en temps de guerre, il est la chair même du combattant français, le bien inaliénable qui ne peut passer à l’ennemi que par trahison. Dans un film ancien (Deuxième Bureau contre Kommandantur), la bonne du curé patriote offre à manger à l’espion boche déguisé en clandestin français : « Ah, c’est vous, Laurent ! Je vais vous donner de mon bifteck. » Et puis, quand l’espion est démasqué: « Et moi qui lui ai donné de mon bifteck ! » Suprême abus de confiance. »

Suprême abus de confiance. Voilà ce que donnera le résultat du vote des immigrés, stigmatisé par les fanatiques d’une francitude carnivore : des élus municipaux de provenance suspecte qui fourgueront une viande impure à nos têtes blondes. « Nous leur avons donné de notre bifteck, ils en ont fait du halal ! ». Et chacun de s’émouvoir, traquons l’ennemi, traçabilons-le, assurons-nous que jamais oh jamais, un sang impur de bœuf impie n’abreuve nos sillons ! On le sait et Barthes surfe avec cette idée : dans les tribus primitives, on est ce qu’on mange.  Les noix rendent intelligents car leur fruit ressemble aux deux hémisphères du cerveau. De façon plus sophistiquée, certains parents prévoyants faisaient encore manger il y a peu des coquilles d’oeuf à leurs futurs génies d’enfants, une sorte de morphing nutritionnel  visant à leur mettre en place un crâne d’œuf digne de l’élite énarchienne.

Exilé à Londres au début de la guerre, excédé et mezzo voce, le Général de Gaulle avait glissé, à table again plantant sa fourchette dans le Bristish agneau, un : « Les Français sont des veaux. Bons pour le massacre. » Voilà ! Des bœufs, plutôt, potentiellement égorgés, et de blasphématoire façon par les émules de Mahomet déguisés en personnel d’abattoir et autres perfides bouchers. Sus aux Sarrazins, holà au halal, Charles Martel avec nous ! La violence de la réaction, son caractère bestial à tous les points de vue, le repli identitaire qui la soutient, n’augurent pas de grand destin à un peuple ainsi confiné et sûr de son bon droit. La France terre de Babel ? Terroir de Babybel, plutôt.

François Hollande a jadis été responsable de SOS Racisme. La famille juive de Nicolas Sarkozy a été déportée. Dans la mémoire de chaque français d’un camp ou de l’autre, que ce soit à travers  l’agression, le martyre, la fuite, la complaisance  ou le déni, les abus nationaux et racistes ont laissé des traces de désolation et de mort. L’anthropomorphisme du débat sur la viande halal, la casuistique du sujet pour qui sait comment sont traités les animaux dans les abattoirs et comment, de façon plus générale, sont traités les consommateurs par l’industrie agro-alimentaire, ne doivent pas égarer. Des veaux, juste bons à veau-ter? Que ça sonne pareil, soit, mais nous emmène carrément ailleurs, une fois digérés les abus du cerveau reptilien et autres hypocrisies de saison.

« Mille millions de mille sabords ! »

« Je viens de l’ouest, la côte à la frontière de la terre, un espace où les naufrages trouent les récifs de leurs croix de désolation, où les bonnes mères de chair ou de pierre pleurent leurs enfants déchirés par les tempêtes qui fouettent les falaises. La côte de Bretagne goutte  du sang de ses marins sacrifiés depuis des siècles pour sa survie, en dépit de leur talent, de leur courage, de leur héroïsme. Alors évidemment, les photos du Costa Concordia encastré dans la baie de l’île de Giglio, je ne comprends pas. Mélange de fascination et d’incrédulité. Ce gros bateau rutilant de blanc et de bleu navy mollement couché sur le flanc dort, telle une mère maudite enfermant ses secrets de victime et de fioul dans son ventre. Tout paisible sur les photos, strictement effarant.

Au-delà d’un remake sinistre de l’inoxydable sketch des Inconnus :
« Manu, descends !
-Pour quoi faire ? »
Ici transposé en
« Commandant, remonte !
-Pour quoi … ? » ,
le déroulement des faits entre la manoeuvre de salut aux autochtones ou l’Invichio, une spécialité du marketing très direct de la société Costa et la catastrophe finale,  ouvre un espace….vide, terrifiant d’absurdité. Une zone de non-responsabilité, aussi menaçante qu’une zone de non-droit. C’est ce vide qui a rendu fous les responsables de la Capitainerie, enjoignant dans un langage musclé le maître à bord de regagner son poste. Un non accusé de réception flottant dans les dénégations floues grommelées par le même, réfugié à terre et au sec. Déni. Vide. Vertige pour tous, victimes, sauveteurs, spectateurs du drame.

Sans accabler davantage celui qui n’a pas voulu  ou pu, l’incongruité des images, la violence des récits, les affabulations des uns, les dénégations des autres, les stratagèmes juridiques qui emplissent la béance de l’affaire, son évanescence médiatique liée au tarissement de l’émotion suscitée… Tous ces aspects du  drame nous parlent de nous, de notre société, de notre rapport à la nature et à la tradition, à la patine de l’expérience qui, savamment travaillée, peut se transmuer en expertise.
Le Costa Concordia n’était pas un bateau ordinaire, juste un paquebot qui avait raté son baptême ( la bouteille ne s’était pas brisée sur sa coque), à l’instar du Titanic non baptisé par la White Star Line à Belfast en 1912. Et aussi un paquebot choisi par Jean-Luc Godard comme vitrine de la décadence mortifère de notre société dénoncée dans son dernier long métrage « Film Socialisme » , présenté en 2010 au Festival de Cannes. Un paquebot qui portait donc d’emblée en lui certaines caractéristiques qui, sans virer dans les superstitions du monde de la mer :
«  Un navire qui n’a pas goûté au vin goûtera au sang » promet un proverbe de la marine anglaise,
pouvaient faire office de mise en garde. Eléments suffisants vous dira n’importe quel marin conscient, respectueux du savoir des anciens et de la culture spécifique de son métier, pour prêter une attention particulière aux aspects de sécurité à bord : cohésion de l’équipage, fluidité de la communication, simulation de situations de crise, état correct du matériel de sauvetage, qualité professionnelle et intelligence émotionnelle du commandant.  Béance ici pour le dernier paramètre, opacité abyssale, d’où le mélange d’incrédulité et de répulsion que le drame suscite.

Car cet accident nous parle bien sûr de nous, les adultes compétents qui voguons tranquillement sur les flots sécurisés de nos vies.  Qui sait si nos compétences professionnelles ne nous lâcheront pas en situation critique ? Qui sait si le déni n’est pas là, tapi au cœur de nos destins comme il l’a été l’an dernier pour un futur présidentiable aux pulsions incompatibles avec l’exercice de l’Etat ou pour ce commandant dont l’histoire révèle les ombres : accueil à bord d’une passagère clandestine, une « amie » moldave de la moitié de son âge, « repas » en tête-à-tête dans les étages avec elle lors de la tragique manœuvre qu’il venait de commander, abandon de poste,  mensonges à la Capitainerie …
Ce professionnel collectionnait pourtant tous les diplômes de navigation nécessaires, comme nous dans nos métiers. Seulement où était l’adulte sous le costume blanc et bleu ? Qui occupait la fonction ? Un enfant de trois ans, paradis du stade anal diront les psy, cette époque ludique où l’enfant joue avec les identités sans responsabilité. Just for fun. Lundi je suis pompier, mardi  chirurgien et mercredi inspecteur de police. Suffit de changer le costume et de faire les gestes. Je me souviens de mon frère âgé de 4 ans, pilote de ligne dans le jardin qui renversait régulièrement son Boeing 747, en l’occurrence une caisse posée sur un talus et la redressait d’un coup de pied avant de remonter dedans. Allez, on redécolle !

Contrée merveilleuse de l’enfance, univers du « jamais jamais » qui ravit les Peter Pan, de plus en plus nombreux dans un monde où le virtuel et le jeunisme poussent à tous les excès, ego à la manœuvre.  L’ego peut beaucoup, en chambre ou en cabine. Il se déchire sur la réalité. Non, on ne redécolle pas. On est embarqué, disait Pascal. A nous de piloter juste, dans un alignement tête, corps et âme. Sinon le risque est de sombrer et sans superbe, comme on se noierait dans sa baignoire ou encore on se casserait le bras en se brossant les dents.
« Mille millions de mille sabords ! » prévenait le Capitaine Haddock, marin prévoyant qui , en dépit, de son penchant pour la bouteille, restait toujours honnête. Oui, mille millions de mille occasions de nous saborder, de faire n’importe quoi. Cela nous faisait rigoler, enfants. Continuons à y penser, adultes. Après tout, Tintin c’est de 7 à 77 ans. Au moins ! »

« Bien dans l’axe du sexe du jardin ! »

Accroche sexy pour délire de post- nouvel an, sournoise  décompensation maquillée en formule de vœux originale ? Non, ce morceau de phrase m’est tombé dessus lors d’une promenade de 24 décembre, un rituel qui me fait arpenter Paris l’après-midi de Noêl dans ce climat habituel d’apocalypse pré-Nativité. Rues  presque vides, errants solitaires, chalands un peu effarés à la perspective de devoir incessamment  clôturer leurs cadeaux, magasins mi ouverts, mi fermés, veillés par des commerçants qui piaffent de préparer leur Noêl à eux, ciel étrangement humide, air bizarrement tiède. Me voici donc en cette fin d’ après-midi d’avant Noël du côté du Jardin du Luxembourg, rue de Fleurus, autrefois hâvre de Gertrude Stein, poétesse américaine et amie des surréalistes, ici invoquée en l’honneur de la scène suivante.
Deux rues vides qui baillent au croisement. Surgit un homme de petite taille, râblé, d’origine indienne, vêtu d’un pantalon treillis, d’un pull rouge vif sur une chemise à carreaux, chaussé de pataugas. Un asiatique habillé comme un trappeur québécois qui marché d’un pas décidé au centre de la rue, là où circulent les voitures,et toise façon gyrophare les trottoirs avant de hurler un retentissant :
« Bien dans l’axe du sexe du jardin ! »
Qui roule et emplit la rue, secouant çà et là quelques têtes qui se retournent, des épaules qui se replient pour ne pas entendre.
Et le provocateur d’éclater de rire en ajoutant, clin d’œil à l’appui devant ma mine ahurie :
« Faut les remuer, les bourgeois ! »

Eblouissement. La formule me percute de sa beauté surréaliste. Je la tourne et retourne dans sa perfection opaque. Je ne comprends rien, sinon que ce « bien dans l’axe du sexe du jardin ! » me ravit , telle une trouvaille délicieuse qui évoquerait le fruit défendu, l’amour courtois style « Roman de la Rose » revisité hardcore, une fulgurance new-age aux relents de « Gazon maudit » en l’occurrence éventré, un arrière-goût du tandem Lacan-BB qui émoustillait jadis une France éperdue de lapsus et de mépris à la Godard. Bref, un propos différent en ces temps de fête aux formules usées. Alleluia !
Villégiature hors de Paris le soir-même, retour à la capitale le 31 décembre. Pendant tout ce temps, la formule ne m’a pas quittée,  mantra absurde et pour autant obsédant qui trotte dans ma tête sans ouvrir de chemins de compréhension. Jusqu’à ce second rituel méditatif de déambulation, pré-Nouvel an cette fois, le samedi 31 décembre. Comme la semaine précédente, en fin d’après-midi je me dirige vers la rue de Fleurus, mais dans l’autre sens cette fois. Dans l’axe de l’homme qui déclamait. Et…… je vois. Evidemment !
La rue de Fleurus, l’entrée du jardin, la grande allée qui traverse jusqu’à la sortie d’en face et remonte, dans l’axe toujours, rue Soufflot avant de culminer au Panthéon. Voilà, c’est ça ! Bien dans l’axe du sexe du jardin, le cimetière des grands hommes en ligne de mire ! Je vois, je comprends, je connais enfin ce jardin, au sens biblique du terme. Enclos percé de part en part, nature éventrée entre pénétration et éjection, effraction des allées, intrusion des sentiers, cette perspective parfaitement logique et alignée, à la française, porte en creux un plan à trois qu’auraient orchestré Marie de Médicis, Le Nôtre et Richelieu. Quintessence de l’esprit français qui réactive la mémoire des propos de mon observateur la semaine d’avant. Non il n’était pas fou ou halluciné comme je l’ai d’abord cru, il n’était pas l’avatar jardinier d’un DSK façon satyre, mais géomètre peut-être, ou alors topographe, mathématicien, psychanalyste bateleur qui sait ? En tout cas, lui, il avait vu.
Quant à moi, épiphanie en avance dans ce feuilleton  qui sautille de semaine en semaine, j’ai  enfin capté, huit jours plus tard, son image. Implacable évidence pour qui se trouvait….bien dans l’axe du sexe du jardin !

Ce post un peu bizarre, moins sexy que son titre pourrait le suggérer, vous en conviendrez, célèbre la force des images qui disent tout et aussi l’intérêt de ces énigmes qui tournent parfois dans nos têtes : propos non compris et qui trainent encore à nos oreilles, scènes qui nous laissent un arrière-goût d’étrange étrangeté, coîncidences qui glisseraient vers les synchronicités si on leur laissait le temps de s’épanouir. L’espace pour qu’éclose leur vérité. Alors au lieu de les évacuer, célébrons-les ! Accueillons l’obsession de « bien dans l’axe du sexe du jardin ! »pour en recevoir une semaine plus tard l’éblouissante démonstration. Formule parfaite, mécanique implacable du poète géomètre, fulgurance qui éclate en sourire. Je dédie ce post aux amoureux des mots, ces lyriques du sens, charnels des sons et autres rêveurs du quotidien. Que 2012 nous charme !

« Police, ouvrez ! »

Quoi ? Les portes, les cœurs, les consciences ? Cette question me taraude depuis la révélation de « Polisse », le dernier film de Maiwenn, soit le récit de quelques jours passés au sein de la Brigade de Protection des Mineurs à Paris. « Polisse » et son joyau : une équipe, une vraie.
Cette découverte a évidemment croisé mon expérience de coach en entreprise, occasionnelle animatrice de séminaires de team building . Appel aux confrères, une équipe comme celle du film, ça ne court pas les rues, non ?! Chaleur, connivence, simplicité, efficacité, transparence des egos qui  gonflent, certes, mais dégonflent fissa dans la bienveillance générale. Du jamais vu dans le monde corporate. Bien sûr ladite brigade a le beau rôle, celui de défendre l’enfant et l’abusé(e), soit le combat toutes classes sociales et quartiers confondus du Bien contre le Mal. Au quotidien et sur un rythme soutenu, cela donne une épopée fusionnelle, tendance village gaulois  dans la mesure où la cause ne mobilise a priori pas l’ensemble de l’institution et que la brigade des Stups leur pique régulièrement leurs véhicules de fonction- normal ils sont sur du « lourd », avec enjeux sonnants et trébuchants à la clef. Qu’importe, la Brigade rebondit avec ferveur, risquant sa vie avec générosité et humour toujours ( réalité de l’ambiance validée par Isabelle C, ma pro &référence absolue sur le sujet).
L’équipe façon entreprise, telle que je la pratique, reste très loin de ce croisement de vertus militaro-chevaleresques. On y croise, au mieux, politesse défiante, hypocrisie détournée, antipathies courtoisement voilées, flou et grésillements dans tous les sens. Un matériau de cohésion passablement faible pour du team-building qui déchire, avec ce constat qui s’impose à chaque fois. L’esprit d’équipe et ses piliers que sont le fun et la solidarité ne s’achètent pas plus qu’on pourrait acheter la sensibilité ou la générosité. Et tous les budgets de formation resteront sans effet si le potentiel de cohésion que possède chaque groupe d’individus n’est pas amplifié par une volonté commune, sous la direction d’un leader inspiré- témoin le capitaine mis en scène dans « Polisse » qui partage humblement le quotidien de son équipe, quitte à intervenir quand elle part en vrille.
Soit. On peut alors se poser la question de ce que devient le comité de direction d’une entreprise lambda quand il se voit exfiltré, en jean et polo griffé dans une campagne à moins de 45 minutes de Paris au sein d’un château noblement reconverti pour l’occasion- salles de réunions, salles de gym, salles de spa, salles de karaoké et petits salons pour l’after laborieux qui suivra le dîner.  Il apprendrait à se connaître, à s’apprécier au coin du feu en sirotant du single malt 30 ans d’âge ? Inutile, les masques ne tombent pas quand c’est l’entreprise qui paye. Donc il reste à s’inventer une histoire collective  de performance, « the best commercial team ever », de combat partagé, «  Passer du rang de n°3 à n°1 » ou encore de renouveau  d’image tendance « l’entreprise X, le retour »- tous projets propres à susciter un  élan partagé et un retour sur investissement au team-building. C’est déjà ça, dit la tête.

Ce qui  prend le cœur dans  « Polisse », c’est la noblesse d’un investissement qu’on appellera engagement et qui se situe ailleurs que dans les normes comptables des grandes personnes. Que la Brigade de Protection des Mineurs  dédie 8 personnes pendant 24 heures à sillonner  tout Paris pour retrouver un bébé enlevé de son foyer d’accueil par sa mère toxicomane, soit une abondance de moyens considérable pour un objectif de 62 centimètres sur 4 kilos, cela frappe les esprits.
« Tout ça pour un bébé… » a commenté laconiquement un jeune spectateur à côté de moi, fasciné par l’absence de corrélation entre les moyens et le gain escompté- un bébé traumatisé, déjà abîmé par la vie de toutes façons. Un jeune spectateur à l’esprit précocement  calculateur, économe de ses efforts et dont la méfiance apathique contrariera d’évidence tout espoir d ‘odyssée collective dans le futur. Le constat se dessine à l’avance et ce, en dépit des moyens, des budgets de formation, des stratégies de séminaire, des choix de coach et autres team-builders. Car la cohésion requiert enthousiasme, confiance et abandon à la cause commune. Aux antipodes du prétendument rationnel, de la normalité affichée, des protections croisées tendance « petits arrangements entre collègues ».

Les héros de « Polisse » , quand ils franchissent le seuil de leur bureau, sont simples, avec tous les défauts qui vont avec : maladroits, abrupts ou carrément bruts, cabossés par la vie, parfois aussi dézingués que leurs locaux. Pour autant, ils irradient une joie et un plaisir à opérer ensemble contagieux, témoin le succès du film. Attachants, uniques, complexes, ils pourraient ressembler aux cadres d’entreprise en voie de team-building si ces derniers ne s’efforçaient pas tout au long de l’exercice de rester en contrôle et à cette fin de s’afficher trop polis, tellement normaux… Aucun risque d’irradier quand on reste dans le politiquement correct.
« Bénis les fêlés, disait Audiard, au moins ils laissent passer la lumière ».
Alors, pleins phares !

Pitié pour les filles

Adaptation libre du titre du roman de Montherlant, « Pitié pour les femmes » publié en 1936 quand les femmes, justement, sortaient des foyers décrits ou plutôt décriés par l’auteur pour rencontrer la vie. Congés payés, vacances à l’horizon ou l’occasion de soulever les jupes pour enfourcher son vélo. Ouverture, liberté retrouvée, fragiles acquis ? Oui, l’actualité nous le montre chaque jour, mais pas comme on le conçoit.

Un exemple :  dimanche dernier, ayant décidé de délocaliser mon yoga matinal, j’intègre un parc bobo zen où entre lecteurs affalés sur la pelouse et jeux d’enfants à mes côtés, j’enchaîne les mouvements lents qui laissent le temps d’observer.
« Je veux qu’on rentre ! »
Constance. Je l’ai reconnue avant de la voir.
« Je veux qu’on rentre »
Le mantra, répété quinze secondes plus tard ne laisse aucun doute. Espèce femelle.
Agée d’environ sept ans, Constance arborait une robe smockée beige et marron, des socquettes roses et des ballerines blanches fermées par des petits boutons en nacre. Le dos rond, les bras ballants, elle avançait et reculait autour d’une poussette pour très grands nourrissons, apparemment la sienne, affalée sur le sol. Insensible à ses gémissements, son frère à peine plus âgé qu’elle et son père tiraient des pénalties à côté.
« Constance, viens jouer, promis, on en fait que dix ! » hurla, tout gesticulant, le frère, aussi hâlé et tonique que sa sœur était pâle et apathique. A croire qu’on en avait élevé un des deux dans le parking de la résidence.
« Je veux qu’on rentre » répondit la fillette avec un début de chorégraphie lacrymale qui fit craquer son frère.
« Tu me fatigues, ramasse la balle au moins !
-Max, tu es gentil avec ta sœur, intervint le père d’un ton ennuyé.
Ce regard.  Le garçon s’était rapproché, les yeux fixés sur sa sœur, la pulvérisant d’une projection de haine, supériorité, mépris. Un « Pitié pour les femmes »  en devenir.
Tandis que Constance, tête baissée sous le scud, geignait un énième « Je veux qu’on rentre », me sont revenues des phrases de Montherlant que j’aurais préféré oublier :
« La femme est faite pour être arrivée et rivée. L’homme pour se détacher et entreprendre ».
Affaire d’éducation, de modèles socio-familiaux ? Qui fige Constance à côté de sa poussette, qui l’empêche de lever le nez, de courir et de jouer comme l’enfant qu’elle est ? Qui, surtout, la contraint à psalmodier sa complainte, le nez dans ses chaussures, alors qu’il n’y a rien à dire, que les penalties auront lieu, que c’est d’ailleurs pour ça qu’on a pris le ballon ? Constance le savait en partant de la maison. Cela l’ennuyait, mais elle ne l’avait pas dit . Constance veillait sur ses ballerines qu’elle ne voulait pas salir. Constance snobait les fillettes qui lui tournaient autour car elle n’ étaient pas à son goût. On ne joue pas avec des enfants qu’on ne connaît pas. On fait attention à sa robe. Et on rentre à la maison.
Plus grandes, les femmes se plaignent, rarement les hommes. Elles encaissent et sont en colère, contre les hommes toujours. Elles ont le sentiment, réaliste, de se faire avoir. Elles traquent l’injustice et manifestent, une sorte de « Surveiller et gémir » pour parodier Foucault, car hélas, elles parviennent rarement à punir. Affaire de pouvoir. Affaire d’éducation des mentalités, des comportements, des approches de la vie aussi. Qui racontera aux filles que le monde n’est pas un repère de Bisounours ou alors en ajoutant parfois un « a » après l’initiale de ce sympathique divertissement pour enfants ? Qui, si l’on se réfère à l’actualité récente, expliquera aux filles qu’interviewer un homme politique réputé « chaud » dans un appartement désert n’est pas sans risque ? Qui révélera aux fausses naïves que le cocktail minijupe-décolleté ne vantera leur QI qu’au sens phonétique du terme ?
Il y aurait tant à dire aux filles… Qu’un dimanche matin de soleil vaut bien qu’on salisse sa robe à smocks, qu’un tir au but réussi justifie qu’on y écrase ses ballerines et, plus tard, quand elles seront grandes, que dire son fait directement à son patron ou son amoureux reste de loin plus efficace que les litanies téléphoniques à leurs copines.
Au moment où l’éducation nationale s’interroge sur l’identité sexuelle- fatalité ou choix ?- et polémique autour du contenu des manuels de SVT de première, il est bon de réfléchir sur la genèse et le renforcement des comportements dits « sexués ». Pour mémoire « Pitié pour les femmes » venait à la suite du premier roman du cycle de Montherlant, « Les Jeunes filles ». La prochaine étape pour petite Constance….

« Rencontre du 3 ème… Reich »

« Où ? A Nuremberg, Vienne, Berlin ?
Non dans la ville d’Udaipur, en Inde au Rajasthan, d’ où je rentre de vacances. Foisonnement de forteresses et de palais de maharajas, espaces fastueux voués au luxe, calme et volupté des possédants d’hier ou d’aujourd’hui- même si plus modérément, merci Gandhi. Débordements égotiques pas forcément irrésistibles quand on mesure l’écart avec le niveau de vie de la population, mais cohérent avec l’histoire du pays  jusqu’à…. cette rencontre violente dans une librairie de la ville.
« Mein Kampf » .
Une vingtaine d’exemplaires, en tas et en vitrine avec photo de l’auteur en couverture haranguant à la haine. Le tout publié par un éditeur indien et, enquête menée fissa, distribué en piles abondantes dans les autres points de vente de la ville, et  plus largement dans l’ensemble du pays, avec bonus dans les librairies d’aéroports où il figure en vitrine décliné en plusieurs éditions, régulièrement placé entre – vu et constaté- les biographies de Mère Teresa et de Gandhi.
Le premier moment d’effarement passé- mélange de colère, dégoût, tristesse et toutes leurs ramifications, on a voulu comprendre :
« It’s because of European people, they ask for it, they buy many.
– And Indians?
-They buy lots too.”
nous a confié, regard en déroute du “pas-bien-à-l’aise-sous-son–turban » le libraire sikh. Ses confrères interrogés n’ont pas varié de discours, sinon pour dire qu’ils ne savaient pas grand-chose d’Hitler, qu’il semblait que  c’était un « Big Man » en Europe et… tenez-vous bien, « un ami de Gandhi » au point que Rakesh Rajan, réalisateur en vogue à Bollywood  venait d’achever le tournage d’un film qui sera sur les écrans fin 2011.
Son titre ? « Mon cher ami Hitler », en mémoire de la formule par laquelle débutaient les lettres adressées par Gandhi à Hitler ! Recherche menée toujours fissa, il s’avère qu’à deux reprises, en 1939 et en 1940, Gandhi avait tenté par cette correspondance de faire renoncer le Führer à son entreprise meurtrière, façon non-violence.

No comment. Au-delà d’un remake tristement ubuesque des Bidochons en vacances… ou chez les nazis en l’occurrence, la déflagration de ces découvertes en cascade m’a rendue sceptique quant à  la « tolérance » face aux discours, lesquels justifient tout, même l’ignominie. Car enquête achevée, il s’avère que « Mein Kampf » est un best-seller en Inde, publié depuis 8 ans par 6 éditeur indiens qui ont racheté les droits à l’expiration du copyright, business oblige. Les ventes dépasseraient 200 000 exemplaires. La demande croît au point d’inspirer des initiatives merchandising d’envergure, témoin le « Hitler’s Cross », un pub dédié à la cause en plein cœur de Bombay inauguré en grande pompe en 2006 avant de finir par fermer sous la pression des associations juives. Et qu’en Inde, autour du livre  foisonnent les discours justificatifs ou raisons d’achat qui donneraient le vertige au plus roué des marketeurs. Florilège par courant d’inspiration :

Mythique : « Il mis en évidence que l’origine de l’Europe, c’est les indo-européens, à savoir les Aryens venus d’Iran qui ont essaimé depuis l’Inde, nous quoi ! martèle la droite nationaliste indienne.
Logique : dans un pays qui maintient la segmentation d’une société en castes, la hiérarchie naturelle qui place les dolichocéphales aryens au-dessus des autres n’est pas une aberration.
Business : les étudiants des écoles de commerce, la force montante et convoitée du pays, apprécient le process du leader qui a conjugué vision et implémentation, stratégie et tactique. Un pour qui le « walk his talk » était une réalité.
Historique : l’Allemagne a encouragé le mouvement indépendantiste indien, notamment en soutenant son leader Subhas Chandra Bose en 1943, à toutes fins d’affaiblir son adversaire de guerre et autre puissance coloniale anglaise. Solidarité pas morte.
Ecologique : le Führer, notoirement attentif au bien-être et à la souffrance… animale avait fait voté des lois interdisant la vivisection et autres pratiques barbares, propres à lui assurer un popularité dans un pays où les animaux sont globalement protégés.
Economique : la loi de l’offre et de la demande, ou plus exactement la logique du commerce. Un ouvrage existe, on le veut ? On vend.

Stop. La litanie de ces histoires entendues et lues fait peur, les émotions qui les motivent restant banalement humaines : orgueil, cupidité, vanité, inconscience.  Vertige de ces discours où se noient l’âme et le cœur. Le sens. La mémoire et son devoir. Du danger des mots qui restent et prospèrent tandis que le souvenir de l’horreur s’estompe.
Oui, les palais étaient beaux et les faciès des maharadjas globalement hilares sur leurs grands tableaux. Sauf qu’un palimpseste funeste en ternit dans ma mémoire les ors, marbres et piliers finement taillés. Une ombre noire qui ne laisse pas de parler d’autre chose. L’envers du décor, pire que l’envers des discours.

« Quand tu te plantes, tu pousses »

L’appel au vert de ce post m’est venu un des longs week-ends dernier sous la pression de la canicule. Loin de la bouffée délirante que sa formulation  suggèrerait, il s’est imposé quand, farnientant tranquillement à l’écart de mon bureau, j’ai soudain pensé aux roses des balcons dudit, non arrosées depuis trois jours. Ou plutôt,  là est le trouble, les roses ont pensé à moi. Furtif le dimanche matin, l’appel s’est fait plus fort dans la soirée jusqu’à me réveiller dans la nuit et me pousser fissa le lendemain à me rendre sur place constater…. les dégâts.

SOS. Les roses m’avaient transmis leur détresse. Fanées, rabougries, repliées sur la terre desséchée de leur bac, ces créatures de lumière douceur et délices parfumés ployaient sous la fournaise d’un lundi férié sans pitié. Telle une super-héroïne de l’arrosoir, j’ai inondé, réparé, abreuvé tant et tant. Coma lorsque je suis repartie, régénération pendant la nuit. Le lendemain les survivantes de cet épisode caniculaire, car il y eut des victimes, renaissaient.

Le phénomène m’a troublée. Non adepte du délire végétal, je ne m’imaginais pas telépathant avec mes plates-bandes, communiant  avec des arbustes et, pourquoi pas, m’affligeant sur le sort des graines germées attaquées par la  méchante bactérie e-coli.  Pour autant, un appel est venu de ces roses, je l’ai senti. Et j’ai compris l’obsession du vert dans les halls d’entrée des grandes entreprises, le sens de ces ajouts de verdure qui, meme dans les plus austères des bureaux de la Défense, meublent les espaces de travail. Plantes de décoration le plus souvent, installées dans leurs énormes bacs emplis de terreau artificiel (substrat polyvalent, ça s’appelle). Présences horticoles convenues, invisibles à force d’être statutaires. Hormis un ancien client qui faisait trôner avec une subtilité rare un cactus de deux mètres de haut au milieu de son bureau , les hôtes desdits espaces ne voient par définition plus les plantes qu’on leur a installées. Qui les sauvent sans qu’ils le sachent. De façon invisible, elles doivent apaiser les tensions et encaisser les vibrations mauvaises.  Je pense aussi à ces cadres sup qui rallient leurs plantations de l’ouest parisien chaque soir et qui, à peine entrés, s’emparent du sécateur ( non, pas le remake de « Shining » à Vaucresson), ou encore le week-end s’enfoncent goulûment dans  la transe horticole de leur maison de campagne.

« Je pars vendredi à 15h, j’ai 250 jacinthes à planter » lâchent-ils l’air martial avant de bientôt, les doigts dans la terre, s’engloutir dans l’état de flux décrit par Mihaly Csikszentmihalyi, ces instants magiques où le temps n’existe plus. Moments bénis  dont les sortira peut-être un  « A table ! » aux relents d’enfance. Parenthèses  d’évasion aussi  face aux aspects les moins plaisants de l’existence. Témoin  le film de Fernando Mereilles, « The constant Gardener » ((2005) qui met en scène un fonctionnaire du Haut Commissariat Britannique en Afrique ( joué par Ralph Fiennes)  qui néglige les appels au secours de son épouse avocate devant les malversations locales des multinationales pharmaceutiques, au profit de… ses plantes qu’ il veille et surveille des heures entières, avec soin et amour. Jusqu’au drame qui le sortira de son cocon vert.

Nous avons tous nos soupapes ou territoires d’ absorption individuelle où se dissolvent les tensions, tracas et appels du monde. On peut les appeler des bulles ou, pour rejoindre le titre de ce post, nos échecs. Personnels ou professionnels, ces échecs nous centrent et nous font grandir. Qu’on plante ou qu’on se plante, on s’arrête. Sonnant le glas de nos ambitions ou certitudes ancrées, le phénomène contribue à la croissance. Face au stop imposé, aux lenteurs pénibles, on se met à penser plus large.  A comprendre qu’on ne tire pas sur l’herbe pour la faire grandir. A ré-envisager le rythme des saisons dans nos vies, le flux et reflux, plutôt que le paradigme de la dégradation qui panique tant- une sorte de « syndrome du produit laitier » résumé par un professionnel fraîchement licencié et croisé jadis qu’angoissait son attractivité sur le marché de l’emploi.

« Je suis en train de me périmer », répétait-il avec l’angoisse de l’ obsolescence du produit qu’il incarnait. Il avait 43 ans et depuis, merci  Dieu des yaourts, il a retrouvé un nouveau pot.

Bourgeon, floraison, déclin naturel ou coup de vent qui emporte la fleur- toutes ces étapes, nous les vivons dans nos vies. Et nous les revivrons en cycles, pensée rassurante quand on vient de se faire faucher par une restructuration, une réorganisation arbitraire, une chute du marché, une panne d’inspiration ou un choc personnel. Entretemps on aura grandi. Pris conscience de l’écart entre nos attentes ou timings personnels, admis que nous ne contrôlons pas forcément tout, même si nous orientons avec nos petits bras nos destins. Puis cette joie de se sentir humains, faillibles et aussi connectés à autre chose que nos egos, en l’occurrence malmenés ! Elle m’évoque le soulagement que nous avons tous ressenti lorsque les premières pluies de juin ont fait reverdir une France quasiment désertifiée. La terre souffrait, et sans peut-être le savoir, nous aussi.  Connectés, on vous dit !

En repos dans une chambre?

« Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre ».
Qui parle? Le patron du Sofitel de New York? Non, Pascal, reporter philosophique du 17ème siècle et, miracle du génie, déjà en avance d’un scoop.
Le locataire de la chambre de la chaîne hôtelière ci-dessus mentionnée ne dira pas le contraire, lui qui a englouti plus de quarante ans de carrière en quelques minutes de solitude chroniquement insupportable.

Si cette affaire a mondialement frappé, choqué, hanté, agacé, irrité, émoustillé- voire et au choix, c’est qu’elle exhibe le fantasme de la chute, le vertige du pétage de plombs, le soubresaut existentiel ou autre point de non-retour. Ce fameux beyond dont m’avait parlé, l’œil éteint,  un ancien parachutiste qui avait connu l’adrénaline des combats et des défoulements associés, mort et sexe au goût âcre.
« Après tu ne reviens pas. Tu es au-delà,  beyond. Tu fais semblant. Tu t’ennuies’.
Fondu au noir. Quand on s’ennuie, on est dans la nuit. Fini la lumière et ses éclats rédempteurs, l’ardeur d’un sourire, le pétillement du regard. On a oublié qu’elle existe. On n’est même plus capable de soupirer après les ombres du Vrai dans les cavernes platoniciennes où s’enferment nos quotidiens, de rêver aux formes pures au-delà des versions édulcorées qu’on nous propose: séduction commerciale, succès à paillette, consommation frénétique en place d’amour, d’accomplissement, de joie.
Dans la pénombre des cavernes, si on sait qu’on n’est pas beyond et qu’il reste de l’espoir, on sent aussi qu’on n’y est pas  encore, qu’on n’est pas loin. Qu’il faudrait porter un peu plus d’attention au présent, un chouia de concentration, ralentir le rythme pour mieux éprouver sa vie, arrêter son regard sur ce qui nous entoure, choisir de VOIR.  Ces ajustements restent à notre portée, même s’ils ont parfois besoin du renfort d’un choc ou d’un booster: maladie de soi ou d’un proche, décès dans l’entourage, perte subite. Branlebas de combat, sortie des limbes.
On vit.

Mais quand on est beyond ou qu’on se sent comme tel à force d’avoir défoncé les limites du respect de soi et des autres, la nuit tombe sans aube à l’horizon. L’ennui plombe. Ni l’argent ni le pouvoir, l’alchimie des pauvres d’esprit, ne suffisent à en faire de l’ or. L’excitation largement stimulée par les ersatz du divertissement devient le succédané du bonheur, dans une logique exponentielle qui tisse la dramaturgie de toute tragédie.
Evidemment, il ne s’agit pas de se cloîtrer en réaction, les extravertis le vivraient très mal! mais de prendre des pauses de solitude pour revenir à soi… et, paradoxe, se relier au monde. Nous ne sommes pas seuls sur terre, on le sent, plutôt traversés par des ondes, des vagues de pensées, des tendances, des courants transpersonnels.
L’époque est convulsive, chaotique, bouleversée? L’astrologie nous dit que nos planètes nous mettent sous haute pression? ( lire à ce propos l’analyse passionnante que mon amie Pascale consacre à la position des planètes dans la carte du ciel de naissance de DSK, ce fameux samedi 14 mai vers 12 ou 13h, heure de New York – http:// pascalepibot.wordpress.com/2011/05/16).
Notre actualité personnelle s’étiole, se complexifie ou se dramatise? Autant de données d’une équation personnelle qui requiert patience d’obervation plutôt que compulsion de fuite.

Le divertissement détourne de la part lumineuse de l’être, celle qui nourrit les écrits d’un Christian Bobin et qui nous touche au cœur quand on l’effleure chez soi ou chez l’autre.
Cette part d’accomplissement où l’adulte retrouve sa pureté d’enfance, cette résultante mystérieuse, irréductible et intime qu’après Jung, on appellera le Soi.
Sacré caractère, ce Soi! Aussi subtil et résistant que le tissu homonyme, il n’a que faire des oripeaux du succès social dont on l’affuble pour l’apaiser. Il veut de la présence. Il enrage quand on la lui refuse. Il déteste l’ennui. Il se nourrit de lumière. Et s’il le faut, il fera tout sauter pour la retrouver.